Lettre à Omar Porras

Les élèves de 1S3 de M. Aubry ont assisté à la représentation de la pièce La visite de la vieille dame, mise en scène par Omar Porras, à Châteauvallon le 11 mars dernier. Vous trouverez ci-dessous le texte écrit par une élève suite à cette représentation.

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Monsieur Omar Porras,

 

            Je décide de prendre la plume pour vous faire part de mon expérience de spectatrice : après avoir vu votre mise en scène, j’éprouve le désir de la revoir à travers cette lettre que je vous adresse personnellement : écrire afin de prolonger le plaisir éprouvé lors de la représentation théâtrale, vous écrire afin de partager avec vous ma vision de votre spectacle… La nuit dernière, au théâtre de Châteauvallon, j'ai assisté à la représentation de La visite de la vieille dame, la fameuse pièce de Friedrich Dürrenmatt parue en 1955.

            Par intérêt personnel, j’avais lu la scène d'exposition de la pièce avant d'assister à la pièce, et je me dois d'avouer que bien surprenante, elle me parut. Cette entrée fracassante de la « vieille dame », que l'on penserait être dépassée par le temps, la nostalgie, n'a rien de commun avec ce que l'on imagine. Je suppose alors, que tel est le but de la pièce : bousculer nos habitudes, secouer les a priori. Elle nous paraît bien noble cette chère Madame Vahanassian, n'est-ce-pas ? Or, comme on dit souvent « les apparences sont trompeuses ». Certes, j'aurais pu croire à la « milliardaire » au cœur pur, à celle dotée d'un sens moral rationnel qui vient porter secours à sa ville natale… Or, la littérature en a décidé autrement. Après avoir lu cette scène, je fus encore bien plus intriguée par la pièce que je prévoyais de voir. Avant le jour J, mon imagination fut à son comble, tous les scénarios possibles et imaginables m'apparurent tels des films, des images, et diverses représentations. Croyez-le ou non, mes illusions peuvent apparaître délirantes, c'est d'ailleurs ce qui les rend à la fois présomptueuses et merveilleuses.

            À mon arrivée sur le merveilleux site de Châteauvallon, le trajet m’avait semblé court, emportée par la réflexion et l''impatience, le rire et l'anxiété, je n'avais vécu aucune seconde du cheminement tant j’étais déjà ailleurs. Je ne vis rien passer autour de moi, à part la couleur des arbres qui semblaient se dissoudre dans mes pensées intérieures, car plus rien n'avait d'importance… À la tombée de la nuit, je descendis enfin du véhicule qui transportait un groupe de personnes que je ne voyais pas vraiment, car une fois encore, plus rien n'avait d'importance. Les cris et les rires, les vielles railleries entre camarades s'enchaînaient mais pas un son je n'entendais.

            Lorsque je fus devant le théâtre, une flamme d'excitation me traversa le corps face au site de Châteauvallon, à la fois éblouie par son allure moderne et son aspect antique… J'entrai dans le bâtiment, au sein d'une atmosphère séduisante. Je fus envoûtée par les lumières et le petit restaurant chic dans lequel j'aurais bien approuvé la dégustation de délicieuses saveurs. L'amabilité qui parcourait le lieu se propageait, le tout couronné par la joie et les sourires qui m'entouraient.

            Mais mon excitation se fana une fois assise et la dureté de mon jugement apparut, comme celle d'un journaliste qui s'apprête à établir la critique de la pièce, dans une posture très exigeante. Je décidai donc de mettre la barre très haute car votre nom est célèbre dans le monde entier.

 

            Enfin, le moment tant attendu arriva…

            Les lumières s'éteignirent peu à peu, tous les petits murmures à travers la salle furent anéantis, engloutis par la magie du théâtre qui semblait déjà opérer… La magie de ce moment où le spectateur oublie le monde réel et s’apprête à s’abandonner à l’illusion théâtrale…

            Tout à coup, la clarté revint, la lumière nous aveugla, on entendait le mugissement d’une locomotive, une file de personnages inconnus traversaient la scène, sur la même ligne, les uns derrière les autres. Pendant une fraction de seconde, nous plongeâmes dans l'incompréhension et le mystère. Alors, des milliards de questions me traversèrent l'esprit, l'agitation intérieure reprit telle une décharge électrique : qui sont ces personnages, où est la vieille dame, où vont-ils, que va-t-il se passer ?

            La pièce débuta vraiment. Je vis les habitants de Güllen, surexcités à l'idée d'accueillir la « milliardaire ». Clara par-ci, Clara par-là, de l'argent par-ci et de l'argent par-là. Clara fait enfin son retour dans sa petite ville natale. Désormais, Güllen sera « heureuse », elle sera même à son comble. Triste histoire tout de même, ne pensez-vous pas ?  Le principe même de la pièce revient à contredire le proverbe « l'argent ne fait pas le bonheur » et pendant bien longtemps nous avons cherché à nous en convaincre. Une femme surgit après tant d'années loin des siens,  après s'être mariée à je ne sais combien d'hommes. Elle est à la fois embellie et enlaidie par sa richesse. Et vous, par votre art du dialogue et de la dramaturgie, vous l'avez clairement démontré.

            Arriva enfin, ce fameux personnage, « la vielle dame », la célèbre, la milliardaire, la tant attendue Clara Zahanassian. A ma grande surprise, je remarquai qu'ils portaient tous des masques. Je ne comprenais pas vraiment ce choix de mise en scène, ce choix esthétique, mais la pièce restait encore à découvrir…

            Vêtue d'une longue robe et de sa canne, Zahanassian apparut au rythme de la musique, accompagnée de ses nobles serviteurs, de sa « chaise », comme si à chaque pas effectué, le monde entier la suivait. Ainsi je dirais que c'est ce à quoi ressemble le pouvoir. Votre mise en scène a fait de cette ville imaginaire une véritable caricature de notre société. J'aurais pu croire que la tragédie prenait le dessus sur la comédie, mais vous avez fait de la pièce un « euphémisme », en instaurant le rire le plus souvent et le plus soudainement. Vous avez embelli ce monde atroce par de vives couleurs, par le rôle des costumes qui opposent les personnages entre eux. Prenons l'exemple du contraste entre Alfred, ancien amant, et de Clara, que l'argent rajeunit malgré son vieil âge. Elle est construite, elle-même, de sa richesse ; sa  jambe, sa main, ainsi que son visage. Et vous parvenez à nous en faire rire, en la ridiculisant en face de son ancien amour. Mais ce n'est pas tout. Lui, est pauvre et cela est visible par ses vêtements délabrés, son métier, sa difficulté à être payé.

            La brusque apparition de la vieille dame ne fait pas seulement d'elle un illustre personnage, mais aussi de vous un brillant metteur en scène. Les masques associés à chaque personnage, les tenues vestimentaires, tout était caractéristique du personnage joué par chacun des comédiens. Et tout d’abord votre masque car vous avez décidé d’interpréter vous-même le rôle titre… Ce masque qui cachait votre réelle expression du visage, aurait pu être un lourd fardeau, pire encore que les longues répliques à mémoriser. Tout se jouait dans le geste, dans la phrase et ses mots, sa manière d'être prononcée afin de ne pas être faussement interprétée. Or, ce ne fut pas un fardeau, et de ce que je vis, ce fut même un atout qui plonge véritablement le spectateur dans un monde autre que celui dans lequel il vit : le masque assume donc une fonction de révélateur dans la mesure où il révèle, derrière l’expression figée et inhumaine, toute l’humanité et toute la monstruosité de la « vielle dame »… Derrière le faux, se cache ainsi le vrai, derrière le masque, éclate au grand jour la vérité…

            Mais bien d'autres choses m'ont surprise encore : les couleurs, les décors, la scénographie, la bande sonore, et ma liste est encore longue. De vives couleurs s’effacent lors des scènes les plus dramatiques comme par exemple lors de la scène du baiser entre Clara, qui revient pour se venger, et son ancien amant, Alfred ; cette scène n'est-elle pas touchante et inattendue ? « Le monde a fait de moi une putain, je veux faire du monde un bordel » : cette scène de baiser est si représentative de cette affirmation de Clara. Elle provoque le désordre, le vrai « bordel », la nostalgie mélancolique et tragique de cet amour, voué à l'échec, le souvenir de leur destinée, maîtrisée par une force supérieure à celle de l'humanité. N'oublions pas cette couleur rouge sang portée par le personnage de Clara lors de cette scène, symbole de l'amour, et de sa passion tout comme emblème du sang, et de la mort qui contamine toute la pièce.

            Reste à évoquer le comique de gestes que vous avez présenté, tel que « l'homme chaise » de Madame Zahanassian ; le comique de mots, par les paroles tordues des personnages et leurs expressions faciales.

            Il s'agit d'une situation incroyablement mise en scène, dois-je insister, Monsieur Porras. Toute cette ville réunie en si peu de personnages, tous vêtus d'une manière représentative de leur pauvre et misérable classe, qui finissent ensuite par se séparer en deux groupes. Lorsque Zahanassian souhaite la mort d'Alfred, les « chaussures jaunes » ne forment plus qu'un et Alfred, quant à lui se retrouve en pleine solitude. Ses actes passés, son abandon, sa trahison rattrapent ainsi son présent...

            La chère Zahanassian, quant à elle, dans son rôle de méprisable milliardaire, à elle seule, reste le symbole du pouvoir. Elle est le principe même d'une société où l'argent décide de tout, par son chantage, car oui, sa seule condition contre l'argent qu'elle offre à Güllen est ...un homme ! Qui, dites-moi qui, qui oserait demander la mort d'une personne pour parvenir aux besoins d'une population, aux traits tragiquement comiques ? Vous, qui avez aussi parfaitement donné forme à cette œuvre, en avez fait un véritable chef-d’œuvre en imposant le rire, car la situation est, sans aucun doute, terriblement ridicule. De ce mariage entre le tragique et le comique naît tout le charme de votre mise en scène car il s’agit bien d’un choix que vous décidez de conduire jusqu’au dénouement de l’intrigue.

            Les réactions des personnages, les sursauts qui prennent le spectateur par surprise, le son des coups de feu qui font entendre cette fin tragique, nous le font si bien comprendre. Les retournements de regards  des personnages stupéfaits par les paroles dérisoires de « la vieille dame », aux spectateurs, nous baignent tous dans cette farce tragique. Nous sommes autant comédiens que spectateurs, nous sommes spectActeurs…

            La fin de la représentation nous révéla que vous vous êtes travesti pour jouer ce personnage et que vous avez parfaitement su introduire votre corps et âme, à travers lui. Vous révélez, alors, la face cachée de l'humanité, « masquée » face au grotesque.

            Cette pièce ne fut pas seulement la plongée du public dans un monde comique et tragique mais aussi une évasion. Je parvins, enfin, à me sortir de mon rôle parfois surjoué de la vie réelle. J'eus l'honneur de devenir l'un des personnages d'une des pièces qui devint, ensuite l'une de mes favorites. L'immersion totale dans un univers parallèle au nôtre, à la fois similaire et différent, joyeux et triste. La scène de ce terrible coup de feu qui met fin à l'existence misérable de ce pauvre Alfred qui, depuis l'arrivée de Clara, est poursuivi par son acte d'abandon lors de cette situation difficile est si douloureuse ! Surprise, stupéfaction et frayeur touchent le spectateur. Un peuple qui se retourne contre l'un des leurs, n'est ce pas tragique ? Alors, sans même l'avoir remarqué, je fus transportée ailleurs par chaque acte et chaque tableau de cette pièce, par ce terrible coup de feu, cette redoutable et menaçante réplique « nous ne pouvons pas vivre si le crime vit parmi nous ». Par chaque mot prononcé, je fus longuement traversée.

            Il ne s'agissait pas seulement de s'évader pour comprendre et vivre autrement, mais surtout de libérer intérieurement ses propres démons, de les confronter, puis de renaître. J'avais vu bien des pièces que j'avais appréciées, comme Le roi Lear de Shakespeare où la mise en scène d’Olivier Py était très inspirée.

            Mais aucune d'entre elles n'était parvenue à estomper mes monstrueux démons intérieurs, autant que la vôtre, l'une des plus profondes et performantes catharsis de ma (jeune) vie de spectatrice…

 

            C'est pourquoi, Monsieur Omar Porras, je tenais à vous confier l’impact de votre spectacle sur ma personne, dans ma tête et ma chair, dans mon esprit et mon imaginaire. Vous faites partie de ces metteurs en scène qui font du théâtre une expérience unique, qui place le spectateur au centre de la mise en scène, qui éclaire à la fois l’humanité des personnages et celle des spectateurs. Merci d'avoir ravivé en moi la flamme de joie et de vie malgré la noirceur de l’intrigue de la pièce. J'attends avec impatience votre prochain bijou.

 

Je vous prie de bien vouloir croire, Monsieur Omar Porras, à l’expression de mes sentiments distingués.

 

                        Tasnime ZGAREN, élève de 1ère S3 au lycée Bonaparte à Toulon.

 

 

Cette sortie a été réalisée dans le cadre du projet CVLA "Découverte des arts et métiers du spectacle", soutenu par la Région PACA.